Mémoires de mon grand-père en cours d’eau – 1/2

Mon frère se tenait immobile, sur un rocher, comme un soldat au garde-à-vous. Pour lui et moi qui sommes habitués aux eaux endormies des lacs bordés de rangées de troncs de bouleaux, les vagues du fleuve se déplacent à toute vitesse. Les berges ici s’éternisent, recouvertes uniquement de cailloux et de varech abandonné par les marées. Elles n’ont rien à voir avec les plages des lacs ni avec le fjord, comme une chaîne de montagnes qu’on aurait renversée, une immense vallée où le vent ne garde en place ni cheveu ni foulard dans son voyage. Ce fjord, que nous n’avions exploré d’abord qu’une fois, n’est bordé que d’écorchis ébène. Très jeunes, nous avions observé la noirceur aqueuse assez longtemps pour distinguer de petites lames d’écumes se formant au bout des vagues. Nous avions déduit que le lac se vidait vers le fleuve et qu’il fallait faire quelque chose avant qu’il ne s’assèche.

C’était mon grand-père qui nous avait expliqué qu’il n’y avait rien à craindre. Dans sa grande sagesse, il avait raconté aux deux enfants que nous étions que la pluie, elle, venait remonter le niveau du lac. Bien que le fjord soit plus profond que de nombreux kilomètres d’océan, il ne pouvait contenir à lui seul l’immensité monstrueuse que représentaient les milliards de litres d’eau contenus dans le lac. Mon frère, qui portait toujours sa casquette citron à l’époque, s’était imaginé boire toute cette eau, et nous avions dû écourter notre visite guidée des bois un peu plus tôt, ce jour-là. Les années suivantes, nous ne voguions que sur les lacs avoisinants, oubliant ce fjord, qui avait traumatisé mon frère.

Mon frère, donc, au garde-à-vous, avait plongé son regard dans quelque chose que je ne pouvais voir de la table à pique-nique. Il ne faisait pas froid, c’était même canicule, pourtant ses jambes brunies par le soleil grelottaient dans ses bermudas de jeans. Il avait froid d’une tristesse que nous ne nous expliquions pas encore.

-C’est un cormoran, nous annonçait-il, à ma grand-mère et moi.

Un cormoran. Il avait appris de ce grand-père à différencier de loin toute la faune aviaire. Mon frère et moi nous demandions souvent comment cet homme avait lui-même eu le temps d’apprendre tout ce qu’il savait, alors qu’il n’avait que peu de temps pour nous voir et encore moins pour guérir de tous les rhumatismes qui n’affectent pas les gens riches. Il avait pourtant une paire de jumelles brunes qui dataient d’avant une guerre ou deux. Fidèles acolytes de ses marches en forêt, elles lui servaient à distinguer les nids perchés sur les branches hautes des hêtres et des cyprès. Il arpentait les coteaux qui bordaient les lacs à la recherche de baies sauvages ou de champs de lupins polyphylles, d’épervières des prés et d’eupatoires maculées. Il nous y emmenait ensuite cueillir des bouquets pour notre mère et notre grand-mère, qui nous attendaient toujours longuement, des après-midis durant, sur le banc berçant du patio, thé en main. Mon grand-père était le seul homme qui savait différencier la carotte sauvage de la berce du Caucase, deux minuscules fleurs aux pétales blanches, populant leurs tiges à la quarantaine. Je me souviens avoir déjà demandé à ma grand-mère, un soir, dans l’intimité du moment murmuré où elle me bordait, si cette capacité à différencier les plantes était bien réelle. Elle avait refermé le livre de contes qu’elle consultait parfois pour concocter quelque histoire de géant et d’ogre, avait observé le mur, puis s’était penchée vers moi et avait déposé sur ma joue un baiser humide et amoureux.

-Je sais que l’une peut brûler la peau quand on y touche, avait-elle répondu. Comme personne n’est jamais revenu d’une excursion avec des brûlures, je pense qu’on peut déduire qu’il sait les différencier.

Ma grand-mère, qui ne pouvait nommer ni les plantes, ni les oiseaux, ni les voitures, ni les ustensiles, ni les corps d’eaux et ne pouvait différencier sa gauche de sa droite, possédait toutefois une froide logique qui la sortait de tous questionnements. Quand elle ne pouvait nommer l’objet, elle disait par exemple :

-Donne-moi le guedi pour mon mélange à crêpes.

Tous savaient qu’il s’agissait alors de sa maryse, et bien que nous lui rappelions chaque fois le nom de l’objet, elle ne le retenait jamais, et demandait une deuxième fois :

-Donne-moi le cossin avec le bout bleu et le manche en bois.

Nous reconnaissions la même maryse, que nous la lui tendions, sans question.

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